Le Yoga de la non-dualité : Une autre perspective » Article par Joan publié dans « La Voix du centre » Vol. 16, No. 1
Le seul fait de l’énoncer, « le yoga de la non-dualité », fait surgir son opposé — « le yoga de la dualité », ce qui nous place dans une situation un peu absurde, comme s’il y avait deux yogas. Une telle division constituerait une rupture de l’unicité que le yoga représente. Néanmoins, il faut exiger de la parole qu’elle exprime l’indicible, qu’elle concrétise ce qui ne pourrait jamais être limité. Donc, faisons semblant que toute expression ne trahirait guère le tissu sans agrafe, et essayons de construire des châteaux de sable pour la haute marée qui va les effacer.
À travers l’histoire de yoga, à des époques qui remontent loin dans la brume du passé, plusieurs positions philosophiques ont été construites à partir des profondeurs des expériences des sages. Certains disaient que le monde existe, qu’il y a une réalité objective et tangible dont on peut être le Témoin. D’autres constataient que le monde est irréel, que tout ce qui apparaît n’est qu’une illusion. De plus, d’autres maintenaient que toute existence est une émanation de l’Absolu, pas du tout séparé de sa source. Ces diverses écoles de pensée portent les noms tels que le Samkhya, l’Advaita Vedanta, la non-dualité non-qualifiée, et ces écoles ont engendré d’autres appellations, sous-divisions et catégories avec leurs propres visions, ainsi à l’infini. La littérature et la philosophie du yoga depuis les derniers quelque mille ans sont tellement larges que les contradictions se répandent partout là-dedans, et, par conséquent, chaque révélation individuelle s’y trouve confirmée.
Souvent, quand nous commençons notre étude de yoga, nous apprenons un certain point de vue, ce qui agit comme fondation pour nos réflexions dans une certaine direction, et ce qui pourrait soit conditionner notre expérience intérieure, soit servir comme explication au fil de notre approfondissement. En général, le yoga enseigné en Amérique du Nord est basé sur Les Yogasutra de Patañjali, un texte plutôt dans la tradition dualiste, selon lequel il existe une distinction entre Purusha et Prakriti, entre ce qui voit est ce qui est vu. Le pinacle de cette voie surgit quand il y a isolement complet de l’un et de l’autre. Le témoin reste suprême et non-coloré par ce qu’il témoigne; ainsi l’emphase est mis sur le détachement comme valeur et comme voie.
Par contre, l’optique de la tradition non-duelle, qui contient quand même de multiples variétés, est représentée et exprimée par une littérature vaste dont les textes qui sont le plus connus sont Les Upanishads, Le Yoga Vaishishta, L’Ashtavakra Gîtâ, et, du Shivaïsme cachemirien, Le Vijñana Bhairava, Les Shiva sutras, Les Spanda kârikâs et Le Pratyabhijñâhrdayam, entre autres. Bien qu’on simplifie un peu en regroupant tous ces textes, néanmoins, une vision émerge qui affirme la nature indivisible de la Conscience pure. Dans certains textes, on retrouve l’assertion du monde comme une expression de l’Absolu en forme. Autrement dit, la nature n’est qu’une émanation de la non-forme. Elle n’est pas d’un ordre différent. En effet, il n’y a de séparation nulle part.
Dans tout cela, la non-dualité exprimée en termes de philosophie pourrait avoir une mine sèche, froide, théorique et abstraite quand elle ne s’adresse pas à l’expérience vécue. En effet, la réalité expérientielle dépasse tout texte, tout enseignement, comme toutes les écritures nous ont toujours dit. Cette vision non-fragmentée émerge en tant que reconnaissance, comme l’indique le titre du Pratyabhijñâhrdayam, qui se traduit par : « Le coeur de la reconnaissance du Soi.». Contraire à la séparation décrite et recherchée par le Samkhya et le Yoga, la perspective non-duelle revêt une qualité paradoxale selon laquelle ce qui observe et ce qui est observé sont faits de la même chose.
Au lieu d’une méthodologie ou d’une pédagogie, la perspective non-duelle prend comme point de départ le fait que tout est Conscience. On n’y arrive pas étape par étape, mais plutôt par l’entendement fondamental: Nous sommes Cela. Point final. Il s’agit de le reconnaître, pas de l’apprendre. Même si cette réalisation n’est pas immédiatement évidente, la confusion même fait partie de la totalité sans exception. Utilisons une métaphore géométrique : la perspective ordinaire, au premier coup d’œil, nous indique que nous sommes ici et le monde nous entoure. Par contre, une prise de conscience globale montre que nous sommes cela dans quoi le monde surgit. Une belle énonciation de ce point de vue se trouve dans une ancienne édition de Viniyoga, No. 69 janvier 2002.
« Je » n’est pas ce qui « m’arrive », mais cet espace conscient sans mots et sans mémoires dans lequel tout arrive.
-François Lorin
Avec la poursuite de la maturation de l’entendement, la représentation géométrique se dissout, révélant qu’il n’y a plus de choix entre ces soi-disant deux perspectives. Tous les « points de vue » s’écroulent dans une non-dualité au-delà des descriptions, là où le Silence règne.
Y arriver est de ne se rendre nulle part. Même la distinction entre l’intériorisation et l’extériorisation serait inutile. Le moindre mouvement « vers » nous éloigne. Pas question de marchander : « Si je fais telle et telle pratique, alors, est-ce que je peux y arriver ? » « Si je promets de faire deux heures (ou dix) de méditation chaque jour, est-ce que….? » Ici, on parle de la grâce. De toute façon, certaines étapes se manifestent, comme la révélation que nous ne sommes pas uniquement le corps, mais que le corps surgit en nous, que nous ne sommes pas uniquement les sensations, mais que celles-ci surgissent en nous, et pareillement pour nos émotions, nos pensées, nos opinions les plus chères, nos systèmes de croyances, notre image de nous-mêmes, ce sens du « je »; même la paix, même la joie au-delà d’émotion…..tout cela en nous, mais non-séparé de nous. L’âsana est dans nous et nous sommes dans la posture. Le pranayama apparaît en nous et simultanément c’est nous qui faisons la pratique. Ici il n’y a pas la moindre dissociation, mais plutôt coexistence du participant et du témoin, l’unicité de l’acteur, de l’action et du champ d’action.
Donc, de ceci, on pourrait constater que l’optique non-duelle n’est pas compatible avec les notions d’une approche progressive. Dans l’approche directe, le chemin, les moyens et le but ne sont qu’une seule et même chose, autrement dit, identique à la réalisation de l’unicité. Alors, la question se pose, dans la voie directe : Où se placent les prises de conscience des grands maîtres, pratiquants et philosophes comme Patañjali ? Un tel enseignement n’admettrait pas de concept comme les yamas et niyamas en tant que moyens de purification, afin d’arriver à kaivalya, la libération. Où se place la culture de la non-nuisance, où se place la culture de la véracité, de la non-convoitise, etc.? Au lieu de voir ces qualités, ou ces observances et abstentions, comme des prescriptions, elles deviennent des descriptions de qualités qui découlent naturellement de notre véritable nature. À qui est-ce que l’on peut mentir, s’il n’y a qu’Un. ? Par ailleurs, est-ce qu’on se nuirait soi-même ? Ainsi, le yoga devient la solution du malentendu qu’il y eut séparation ou division en premier lieu. Ici dans le contexte non-duel, la libération prend une autre signification : celle de la réalisation que l’on n’avait jamais été lié. La polarité « libéré/lié » se dissipe.
Alors, quelle sorte de pratique fait-on dans le yoga de la non-dualité ? Tout d’abord, on ne conçoit pas une pratique afin d’atteindre tel ou tel état. Les états vont et viennent. Alors que le non-changeant est hors des états transitoires, où se situent âsana, où se situe pranayama ? Dans la voie directe, ils ne sont ni rituel ni prière, ni technique, mais plutôt une expression de la Conscience pure. Plutôt que d’une manière d’arriver quelque part au-delà d’où on se situe dans l’instant présent, la pratique devient une célébration de ce qui Est, le non-qualifiable en forme. Loin de l’idée de « practice makes perfect », âsana et pranayama se déploient dans l’espace de l’être sans frontières, manifestant ainsi la perfection d’ici/maintenant telle qu’il se présente. Effectués dans l’écoute profonde, sans la moindre force, avec une sensibilité attentive, les postures et le souffle se déploient dans le Soi, comme les ornements d’un arbre de Noël, étincelants et tranquilles. Et l’arrière-plan sur lequel la manifestation joue devient l’avant-plan de Présence illimitée, et on se repose en tant qu’être. Ce qui était autrefois « pratique » devient offrande.
Dans l’approche directe, la méditation n’est pas quelque chose qu’on fait, mais plutôt quelque chose qu’on est. Au lieu de s’asseoir à tel endroit entre telle heure et telle heure avec une rigidité imposée, on commence simplement par répondre aux sollicitations du silence, à observer le va-et-vient des perceptions sans les suivre. L’agitation se dissipe par manque de carburant, et dans l’absence d’agitation, on est pris par la résonance de la tranquillité.
« La méditation est l’arrière-plan de tout geste, toute activité. Elle est souvent prise pour un abandon de toute activité. Mais arrêter le mental n’est pas méditer. Cet abandon même est encore une activité. La méditation est la tranquillité derrière l’activité et la soi-disant non-activité. Méditer est une complète intégration : toutes ses expressions sont à l’intérieur d’elle-même.»
– Jean Klein, Qui Suis-je : La quête sacrée
En résumé, toute quête spirituelle procède d’un appel sans cause et, selon l’approche, la volonté personnelle emprunte différents rôles. Dans l’approche progressive, la libération est le résultat d’un effort bien équilibré par le non-attachement. Dans l’approche directe, la libération arrive par la reconnaissance de ce qui est toujours là. En reconnaissant qui nous sommes véritablement, il n’y a rien dont on devrait se détacher, car l’Un comprenant le Tout, incluant les sens, autant que le sens de l’Infini, du Moi et du moi. Même la séparation est incluse dans ce qui ne pourrait jamais être divisé et qui ne l’a jamais été. La distinction entre le yoga de la non-dualité et le yoga dualiste finit par se fondre en une seule Unité, finalement perçue comme un épiphénomène du mental, de la parole. Ces édifices de philosophie élaborés par des siècles de descriptions s’effacent dans la lumière de l’indicible. Comme a dit Swami Satchidananda : « Plusieurs voies. Une seule vérité. »